CHANT DEUX
(p67)
«167 Il fut un temps dans ma jeunesse folle
Où je soupçonnai vaguement que la vérité
Sur la survie après la mort était connue
De chaque être humain : Moi seul
Ne savais rien, et une grande conspiration
De livres et de gens me cachait la vérité :
Puis vint le jour où je commençai à douter
Que l’homme fût sain d’esprit : Comment pouvait-il
vivre sans
Savoir avec certitude quelle aube, quelle mort, quelle
condamnation
Attendaient la conscience au-delà de la tombe ?
Et finalement ce fut la nuit blanche
Où je résolus d’explorer, de combattre
L’immonde, l’inadmissible abîme,
Consacrant toute ma vie pervertie à cette
Tâche unique. Aujourd’hui, j’ai soixante et un ans. Des
jaseurs
Picorent des baies. Une cigale chante. »
(p68)
« 209 Quel moment dans la désintégration graduelle
La résurrection choisit-elle ? Quelle année ? Quel jour ?
Qui tient le chronomètre ? Qui rebobine le ruban ?
En est-il de moins fortunés, ou est-ce que tout le monde
échappe ?
Syllogisme : D’autres hommes meurent ; mais, moi,
Je ne suis pas un autre ; donc je ne mourrai pas.
L’espace est un essaim dans l’œil ; et le temps,
Un tintement d’oreilles. Dans cette ruche
Je me trouve enfermé. Néanmoins, si, avant de vivre,
Nous avions pu imaginer la vie, combien folle
Impossible et indiciblement étrange elle nous
Fût apparue dans sa merveilleuse ineptie ! »
(p75)
« 403 Tu examinas ton poignet : « Il est huit heures et quart ;
(Et ici le temps bifurqua) Je vais l’ouvrir. » L’écran
Dans sa blancheur liquide, fit naître un semblant de
vie floue
Et la musique surgit. »
CHANT QUATRE
(p92)
« 835 Il me faut maintenant épier la beauté comme jus-
qu’alors
Personne ne l’a épiée. Il me faut maintenant crier
Comme personne n’a crié. Il me faut maintenant tenter
ce que personne
N’a tenté. Il me faut maintenant faire ce que personne
n’a fait.
Et, pour parler de cette merveilleuse machine :
Je suis intrigué par la différence entre
Deux modes de composition : A, le mode
Qui ne passe que dans le cerveau du poète,
Un essai des tours que peuvent exécuter les mots
tandis
Qu’il se savonne pour la troisième fois une jambe, et B,
L’autre mode, bien plus digne, quand
Il se trouve dans son bureau, écrivant avec une plume.
Dans le mode B, la main soutient la pensée,
La bataille abstraite se livre concrètement.
La plume s’arrête en l’air, puis s’abat pour rayer
Un coucher de soleil, ou bien restaurer une étoile,
Et elle guide ainsi physiquement la phrase
Vers une pâle lueur diurne à travers un labyrinthe
d’encre. »
Commentaire
(p194)
« Vers 213-214 : Un syllogisme
Cela peut plaire à un tout jeune homme. Plus tard, dans la vie, nous apprenons que nous sommes effectivement ces « autres ».
(p194)
« Vers 230 : un fantôme domestique
(…)
(p196)
(…)
J’imagine que, durant cette période, les Shade, ou tout ou moins John Shade, durent éprouver une sensation d’étrange instabilité, comme si des parties du monde quotidien, au roulement parfait, s’étaient dévissées, vous laissant avec un de vos pneus roulant à côté de vous ou votre volant détaché. Mon pauvre ami ne pouvait éviter de se rappeler les crises dramatiques de sa petite enfance et de se demander si tout cela n’était pas une variante génétique du même thème, transmis par la procréation. Essayer de cacher aux voisins ces phénomènes horribles et humiliants n’était pas le moindre souci de Shade. (…)
Ils n’y pouvaient pas grand-chose, en partie parce qu’ils n’aimaient pas la psychiatrie – vaudou moderne –, mais surtout parce qu’ils avaient peur de Hazel et peur de la blesser. Néanmoins, ils eurent un entretien secret avec le vieux Docteur Sutton, érudit de la vieille école, et cela leur remonta le moral. Ils envisagèrent la possibilité d’aller habiter dans une autre maison ou, plus exactement, de se dire à tue-tête, afin d’être entendus par quiconque se trouverait aux écoutes, qu’ils avaient l’intention de déménager, quand soudain l’esprit frappeur disparut, tout comme le moskovett, ce vent glacial, ce colosse d’air froid qui souffle sur nos côtes orientales pendant le mois de mars, et puis un beau matin on entend les oiseaux, les drapeaux tombent, flasques, et les contours du monde reprennent leur place. Les phénomènes cessèrent complètement et furent sinon oubliés du moins jamais mentionnés ; mais qu’il est donc curieux que nous ne percevions pas quelque mystérieux signe d’équation entre l’Hercule surgissant du corps frêle d’une enfant névrosée et le fantôme exubérant de tante Maud ; qu’il est donc curieux que notre rationalité s’estime satisfaite de la première explication venue, bien que, en réalité, le scientifique et le surnaturel, le miracle du muscle et le miracle de l’esprit soient, l’un et l’autre inexplicables, comme le sont les voies de Notre-Seigneur. »
(p223)
« Vers 347-348 : Elle investissait les mots
Un des exemples que donne son père est étrange. Je suis presque certain que c’est moi qui, un jour que nous discutions les « mots-miroirs », remarquai (et je me rappelle l’air de stupéfaction du poète) que « ressac » inversé donnait « casser » et « Eliot » « Toile ». Mais il est également vrai que Hazel Shade me ressemblait à certains points de vue. »
(p292)
« Vers 841-872 : deux modes de composition
Trois, en réalité, si nous comptons la très importante méthode qui consiste à se fier à l’éclair et à la flûte du monde subliminal et à son « ordre muet » (…). »
(p321)
« Vers 1000 (Vers 1 : C’était moi l’ombre du jaseur tué)
(…)
« Oh, je le tuerai », répétai-je en sourdine – tellement je trouvais intolérable de penser que la volupté du poème pourrait être retardée. Dans ma fureur et dans ma hâte de me débarrasser de l’intrus, je dépassai John qui jusqu’alors m’avait précédé, marchant d’un pas traînant mais assez leste vers le double plaisir de la régalade et de la révélation.
(…)
(p326)
(…)
Mon commentaire à ce poème, que mon lecteur a maintenant entre les mains, représente une tentative de trier ces échos et ces vaguelettes de feu et les pâles allusions phosphorescentes et toutes les nombreuses dettes subliminales contractées envers moi. Quelques-unes de mes notes sembleront peut-être amères – mais j’ai fait de mon mieux pour ne pas exprimer de rancœur. (…)
(p328)
(…)
A cause de ces machinations je fus confronté par des problèmes de cauchemar dans mes efforts pour faire voir calmement aux gens – sans qu’ils se mettent tout de suite à hurler et à me bousculer – la vérité de la tragédie, tragédie dont je n’avais pas été par hasard le témoin mais dont j’étais le protagoniste et la principale victime, même si elle fut seulement potentielle. (…)
(…)
« Et vous qu’est-ce que vous allez faire de vous-même, pauvre Roi, pauvre Kinbote ? » demandera peut-être une douce et jeune voix.
Dieu m’aidera, j’espère, à me débarrasser de tout désir de suivre l’exemple des deux personnages de cet ouvrage. Je continuerai à exister. Peut-être prendrai-je de nouveaux déguisements, de nouvelles formes mais j’essaierai d’exister. (…) Je m’abaisserai peut-être jusqu’aux goûts simples des critiques dramatiques et fabriquerai une pièce de théâtre, un mélodrame à l’ancienne mode avec trois rôles principaux : un fou qui tente d’assassiner un roi imaginaire, un autre fou qui s’imagine lui-même être ce roi et un vieux poète de talent qui se trouve par hasard dans la ligne de feu et périt dans le choc entre les deux fictions. Oh, je puis bien faire des choses. Si l’histoire le permet, je puis retourner dans mon royaume retrouvé et, avec un gros sanglot saluer la côte grise et le reflet d’un toit sous la pluie. (…) Mais quoi qu’il arrive, quel que soit le lieu de l’action, quelqu’un, quelque part, se mettra tranquillement en route – quelqu’un s’est déjà mis en route, quelqu’un, encore très loin retient une place, monte dans un autocar, un bateau, un avion, atterrit (...) »
Source livre : éditions folio 2252.