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Bernard de Montréal; Carlos Castaneda; Cours en Miracles; Eric Baret, Darpan... Auteurs divers...

Corps étranger, Didier van Cauwelaert, extraits.

Publié le 8 Janvier 2020 in Auteurs divers

 

 

 

(p7)

 

« « S’interroger sur son identité, ce n’est pas

rechercher ses racines, c’est se demander :

qui d’autre puis-je être ? »

 

Anonyme, VI siècle av. J.-C. »

 

 

 

 

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(p9)

 

« Depuis que j’avais renoncé à faire quelque chose de ma vie, je me contentais d’être quelqu’un. Autrement dit, je renvoyais l’image que l’on m’avait collée ; c’était sans intérêt sinon sans avantages, et il avait fallu un drame pour redonner un sens à la position enviée qui me tenait lieu d’existence. Un de ces drames qu’on trouve spectaculaires au moment de leur annonce, mais dont l’entourage se lasse quand ils s’installent dans la durée. De toute manière, on a trop l’habitude de me haïr pour éprouver longtemps le plaisir de me plaindre. (...) »

 

 

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(p22)

 

« (…)

 

(…) « Il faut souffrir ponctuellement de la présence des autres, pour apprécier ensuite la solitude en connaissance de cause : les vrais solitaires ne sont pas des ermites, Frédéric, mais des mondains intermittents. » » (…)

 

 

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(p31)

 

  « J’enclenche sur le lecteur de cassettes le Concerto numéro 2 de Joseph Haydn. Dans le tunnel qui rejoint le périphérique, je fais semblant de reconnaître, une fois de plus, le violoncelle de Dominique sous les accords de l’orchestre. Jamais elle n’a eu l’ambition d’être isolée, célébrée pour elle-même ; son plaisir était d’appartenir à une formation, de contribuer à l’harmonie d’un ensemble où sa présence était nécessaire mais toujours remplaçable. Elle qui était la femme que j’aie rencontrée n’avait pas l’âme d’une soliste. »

 

(…)

 

 

(p34)

 

  « Faire… le mot le plus bête et le plus simple et le plus vague et le plus répandu de la langue française. Précisément celui que je ne veux pas conjuguer. Les dérivés me conviennent : je sais défaire, refaire, parfaire… Mais faire. J’ai fait. Une fois. Tu es bien placée pour le savoir. Pourquoi tenter d’écrire à nouveau, que dire, à qui et de quelle manière ? Ces questions me tiennent lieu de réponse. Je ne porte aucune œuvre en moi, je n’en souffre pas (…). Je sais ce que c’est d’inventer, de composer des personnages et des situations, (…). »

 

(…)

 

(p41)

 

  « (…)

 

  Je ne veux pas qu’une femme réponde malgré moi à un désir qui m’échappe. Même si c’est par pitié, par gentillesse ou par jeu.

 

  Laissez-moi tranquille. »

 

 

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(p55)

 

  « (…)

 

  Mais je m’excite pour rien, je me connais ; la lucidité ne sert trop souvent qu’à alimenter la paranoïa des gens déçus, et je prête des intentions machiavéliques au simple zèle d’une secrétaire qui tient son fichier à jour. (...) »

 

 

(p63)

 

  « (…)

 

  Jusqu’à l’aube, nous avions parcouru la promenade des Anglais de long en large, inventant des personnages, bâtissant des intrigues amoureuses pleines d’orphelines en détresse et de princes charmants relookés Wall Street, pour finalement nous lancer dans la transposition de notre propre histoire : la fille unique et choyée d’un célèbre chef d’orchestre retiré sur la Côte d’Azur rencontre, un soir d’hiver, un petit bâtard interne au lycée Massena en lui cassant trois côtes avec son violoncelle, à cause d’un coup de frein dans un bus. Enfin nos racines allaient faire pousser quelque chose.

 

  La boule orange du soleil sortant de la mer à l’horizon nous avait trouvés serrés sur un banc, survolés par les mouettes jetant de nouvelles bases, donnant des ascendances et des prédestinations occultes à nos quatre mois d’amour qui, sinon, auraient risqué de ne durer qu’un chapitre, le simple bonheur d’être deux pouvant difficilement inspirer trois cent cinquante mille signes.

 

  – Si on parlait de nos mères ?

 

  (…) »

 

 

(p67)

 

  « (…)

 

  Je prends mes lunettes dans la poche de l’imper que je n’ai même pas enlevé, et je m’efforce de redevenir, le temps de ma lecture, le jeune homme disparu auquel la lettre s’adresse.

 

 

  Bonjour,

 

  Je ne sais pas si vous aurez ce petit mot. Je viens de terminer La Princesse des sables,trouvé dans la maison d’une amie pendant le week-end, j’ignore qui vous êtes, à quoi vous ressemblez, si vous avez écrit ce roman il y a six mois, un an ou un demi-siècle ; peut-être que je parle à un vieux monsieur oublié ou à une gloire internationale… Il faut me pardonner, j’ignore tout de ce genre de littérature, et c’est la première fois que je regarde ce qu’il y a sous ces couvertures ongelofelijk (je préfère être impolie en flamand). (…)

 

  Que je me présente, tout de même. Je m’appelle Karine Denesle, (…), j’ai dix-huit ans moins trois jours, (…).

 

(…)

 

 (…) … Bien sûr, mais il y a mieux aussi, et j’ai tellement envie de « gâcher la chance que j’ai », comme ils disent. Est-ce plus facile de claquer la porte, de couper les ponts quand on est un artiste ? Moi je n’ai pas de vocation, je ne suis qu’une lectrice et je ne voudrais que passer ma vie dans les rêves des autres. Est-ce une folie, une paresse, un crime ?

 

(…)

 

  Qu’est-ce que j’aime tellement dans ce roman ? Tout ce que vous y avait glissé en dehors du récit, en pure perte : les hommages-clins d’œil à Homère, les citations déguisées, tous ces cailloux de petit poucet qu’on ne doit pas être nombreux (prétentieuse!) à ramasser. (…) J’ai déchiffré l’histoire du presbytère, référence à une tête de chapitre de Gaston Leroux déjà servie par Brassens (« Le presbytère, sans le latin, a perdu de son charme » – vous l’aimez ? (…)

 

(…)

 

(…)

 

 (…) … Mais je ne veux pas vous embêter inutilement : j’ai des scrupules et j’ai de l’orgueil (tous les défauts, y compris celui d’ouvrir des parenthèses à tout bout de champ).

 

(…)

 

 Croyez-vous au paranormal ? Ou aux signes déguisés en hasards, pour être moins brutale. Je cherchais un bouquin pour m’endormir, dans la bibliothèque (…). Rien ne m’attirait. Alors j’ai fait comme pour les vœux d’enfance ; j’ai fermé les yeux, j’ai vidé ma tête et j’ai laissé guider mon bras par « d’autres forces » (ma grand-mère, sainte Thérèse, Georges Brassens… tous mes « anges gardiens » successifs). Mes doigts se sont posés sur un livre, j’ai senti une espèce de joie irraisonnée m’envahir, et j’ai rouvert les yeux. Je tenais la Princesse des sables. Je ne suis ni une exaltée, ni une allumeuse, ni une parano, ni… ni rien, croyez-moi, je n’ai pas besoin de me raconter d’histoires… (…).

 

 Ça vient de vous, ça vient de moi, ça vient du livre ou de quelque chose d’autre qui n’a rien à voir avec nous, et on s’est trouvés là comme ça ?

 

 En tout cas, merci pour le voyage.

 

 (…)

 

 (…)

 

K. »

 

 

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(p86)

 

« Je me suis réveillé dans un rayon de soleil, avec un sentiment d’harmonie qui me retenait d’ouvrir complètement les paupières. (...) »

 

 

(p92)

 

  « Après la douceur inattendue de cette nuit, l’harmonie des rêves où j’ai retrouvé Dominique dans ses draps du mois de septembre, je sens que l’appartement me repousse à nouveau. Rejet de la lettre de Bruges ou refus des complaisances en arrière dans lesquelles j’ai déjà suffisamment stagné – une force me commande de reprendre la route. (...) »

 

(...)

 

 

(p98)

 

  « (…)

 

  – Pour qu’elle arrête de pleurer, dis-lui « It-za-ak ».

 

  – Comme le prénom ?

 

  – Dans l’Ancien Testament, quand l’ange est venu annoncer à Sarah qu’elle allait tomber enceinte, à plus de cent ans, elle s’est marrée. D’où le prénom de son fils. It-za-ak, ça veut dire « elle a ri ».

 

 (...) »

 

 

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(p100)

 

« La porte s’ouvre en grinçant moins que d’habitude. Une odeur de pommes sèches et de feux éteints m’envahit dans le noir tandis que je tâtonne jusqu’au disjoncteur, lançant un bonjour timide aux murs pour faire oublier ma longue absence. J’ai des rapports difficiles avec cette maison. (...) »

 

 

(p101)

 

  « (…) ... Influence le récit qu’on m’en avait fait ou rémanence des fantômes (…) qui s’y étaient réfugiés, je me laissais porter par l’esprit des lieux, cette pérennité lutine qui berçait ma solitude, cette vocation d’alcôve qui avait traversé les siècles en s’adaptant : après avoir appartenu aux La Rochefoucauld, dont la devise « C’est mon plaisir » ornait toujours les poutres (...) »

 

 

(p104)

 

  « J’espérais tirer de cet état d’esprit une réponse à l’attente de Karine Denesle. Mais, assis à la table de ferme, je me retrouve avec les mêmes scrupules, le même malaise qu’à Paris, simplement privé de l’exaltation du premier élan. Au fil des craquements du feu que j’ai allumé dans mon dos, je continue à peser mes réticences au lieu de me lancer à l’aventure sur le papier à lettres. (…) J’ai beau faire le vide en moi, la feuille demeure vierge à la lueur des bougies, sous la caresse des ombres. Richard Glen ne me vient pas.

 

  (...) »

 

 

(p107)

 

  « Mais les mots se dérobent, dans cette maison qui respire si fort l’abandon, le refus d’affronter mon vrai visage sur une page blanche (…). »

 

 

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(p114)

 

« Je n’étais plus malheureux, j’étais triste. Une tristesse uniforme que je n’aurais jamais crue possible, si étrangère à mon caractère, mes sautes d’humeur, mes jubilations et mes coups de rage. Une tristesse molle étalée sur du temps creux, sans autre attente que celle de la nuit qui déboucherait sur une journée similaire, prévisible, sans objet. » (…)

 

 

(p116)

 

  « Au bout du compte, j’ai admis ce qui provoquait mon état et ce refus d’en sortir. Ma réclusion, contrairement à ce que je tentais de me faire croire, n’était pas sans but : j’attendais une seconde enveloppe de Karine Denesle. (...) »

 

 

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(p123)

 

  « Jusqu’à une heure du matin, je poursuis mon travail d’élagage avec une douce euphorie. C’est bon de constater comme la vie reprend le dessus, quels que soient la profondeur d’un chagrin et le dérisoire des circonstances qui permettent de l’oublier un temps. Remis en selle au-dessus d’un texte que je rature, dans une chambre étouffante de velours anthracite, je me sens décalé, provisoire, différent ; je ne suis plus résumable à ce que l’on connaît de moi. (...) »

 

 

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(p139)

 

  « – Monsieur, on ferme.

 

  Je lève les yeux vers le cafetier qui a replié son torchon. Les chaises sont retournées sur les tables, autour de moi. L’air sent la serpillière et le tabac refroidi. Combien de temps ai-je passé dans ces souvenirs de traverse ?

 

  –  Je finis ma phrase, merci.

 

  Son regard se pose sur la feuille encore vierge. (...) »

 

 

(…)

 

 

  « C’est elle qui prend vie tout à coup sous mon stylo, dans ce café où le patron ennuyé éteint gentiment une lumière après l’autre pour me rappeler la fermeture. Cette grand-mère inconnue, inventée, pas même rêvée à l’époque : toute neuve. Et pourtant si riche d’heures communes, au fil de la plume, si généreuse de son temps que ma gorge se serre à mesure qu’approche le bout de la phrase où j’annoncerai sa mort – non, pourquoi ? Elle peut très bien vivre encore, à mon âge. Et puis je ne suis pas obligé d’avoir quarante ans : de toute manière, je ne rencontrerai jamais Karine Denesle. Ce que je cherche ? Je le sais, à présent. Je veux qu’elle croie à Richard Glen. Qu’elle m’aide à construire cette deuxième existence qui seule peut constituer pour moi aujourd’hui un avenir, c’est-à-dire une façon de repartir en arrière.

 

  Déjà l’envie de me refaire une enfance dans mon foyer biologique m’a quitté, diluée dans la création de cette vieille dame à qui je dois tout. Mais je n’en dis presque rien. Je ne veux pas qu’elle occupe plus de lignes que la Libanaise de la chambre 28. (...) »

 

 

(p142)

 

(…)

 

  « Je termine ma lettre en demandant pardon qu’elle soit si courte, mais les mots se dérobent, Karine : ils ont du mal à quitter les feuilles du roman sur lequel je travaille. Mes doigts se crispent en formulant ce mensonge. Dans les semaines qui viennent, je ne pourrai peut-être pas vous répondre beaucoup, mais surtout ne vous retenez pas de m’écrire, si vous en avez l’envie. Comment vous dire ? Moi aussi je suis seul et j’ai besoin de le rester, et votre présence inconnue est le meilleur des soutiens. Je pense à ce nouveau livre que vous aurez peut-être un jour entre les mains, si j’arrive au bout (...) »

 

 

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(p158)

 

  « Mon autre peau… Mais c’est toujours la même. Je ne suis qu’un déserteur intermittent. »

 

 

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(p165)

 

  « (…) Comment dérober mon image ? (…)

 

  Devant le miroir de la salle de bains, je me mets torse nu et me regarde dans le jeu des glaces latérales, dupliqué à l’infini. (…) (...) C’est toujours moi, c’est désespérément moi. Aucun aménagement, aucune grimace ne peut changer ma tête de déçu fatigué. Je sais très bien ce qu’il faudrait faire. Je n’ose pas. Je ne suis pas encore mûr pour le divorce. La séparation des corps me tentait si fort que j’en oubliais ses conséquences (…).

 

  (…)

 

  Je cherche en vain ce qui pourrait me dissuader de fermer cette existence. (...) »

 

 

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(p186)

 

  « (…) Elle (la voisine) m’a demandé si je partais loin. J’ai répondu que je partais, simplement. Pour partir. Elle a dit qu’elle comprenait. Elle m’a cité un proverbe de son Mali natal : « Le chemin le plus court pour aller d’un point à un autre n’est pas la ligne droite : c’est le rêve. » (...) »

 

 

(p190)

 

  « Je retourne dans la salle de bains, me livrer au verdict du miroir. Pour la première fois, l’impression dominante n’est pas celle d’un manque. Mon visage s’est fait à l’absence de moustache, et ma nouvelle tenue dégage une sorte de cohérence. À la fois moins à l’aise et plus sûr de moi, on sent bien que j’ai des choses à dire et que personne ne s’y intéresse et que j’en ai pris le pli. J’aurais tellement besoin d’une présence qui me comprenne. De quelqu’un pour qui me battre. Je vis sans. Je fais avec. Et tout cela se traduit en silence, pour ne pas déranger les gens ni gâcher les quelques illusions qui me restent quant à l’avenir auquel je me croyais destiné.

 

  Le sourire apitoyé, je me considère avec, mon Dieu, un commencement d’estime dont il ne faudra pas que j’abuse. » (…)

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Source livre : Le Grand Livre du Mois, le Club.

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