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« La Divine Comédie est composée de cent chants, trente-quatre pour l'Enfer, trente-trois pour le Purgatoire, et trente-trois pour le Paradis. »
CHANT PREMIER (ENFER)
Quand j'étais à moitié du chemin de la vie,
La lumière à mes yeux tout-à-coup fut ravie
Et je me retrouvai dans une âpre forêt
Où mon âme perdue et désolée errait;
C'était une forêt obscure, épouvantable,
Et dire ici combien elle était redoutable
Serait chose pénible et si pleine d'effroi,
Que la mort paraîtrait moins amère pour moi.
Pour parler d'un grand bien et d'une aide imprévue,
Je dirai quels dangers s'offrirent à ma vue;
Je ne sais pas comment j'entrai dans ce grand bois,
Car sur moi le sommeil pesait de tout son poids
A l'heure où je sortis de la route divine.
Mais bientôt, quand je fus au pied d'une colline
Où finissait le bois et son obscurité,
Levant mes yeux en haut, je vis de tout côté
Le sommet de ce mont doré par la lumière
Qui nous fait marcher droit dans l'humaine poussière;
Et ce terrible effroi commençait à passer,
Qui durant cette nuit m'était venu glacer.
Et pareil à celui qui pendant la tempête,
Touchant enfin le bord et relevant sa tête
Avant de secouer l'onde du gouffre amer,
Heletant, se retourne et regarde la mer,
Mon âme qui fuyait, au bout de la carrière,
S'arrêta pour jeter un regard en arrière
Vers ce bois formidable où l'on va si souvent,
Et d'où ne sort jamais aucun homme vivant.
Quand j'eus repris haleine, en me couchant à terre,
Je me mis à marcher par ce lieu solitaire;
J'avançais avec peine, et faisant mille efforts,
Car mon pied le plus bas soutenait tout mon corps ;
Voilà que tout-à-coup, auprès de la montée,
Une agile panthère, à la peau tachetée,
Parut devant mes yeux, et d'un air calme et fier,
S'emparant du chemin, sembla me défier.
Or c'était le matin : sous les nocturnes voiles
Le soleil se levait, entouré des étoiles
Qui brillèrent au ciel quand le divin amour
Dans la profonde nuit fit éclater le jour;
Et l'heure et la saison me donnaient la pensée
De prendre l'animal à la peau nuancée,
Quand un fauve lion dans le sentier sauta,
Et s'avançant vers moi soudain m'épouvanta :
Il venait, il venait, en secouant la tête,
Et l'air semblait trembler autour de cette bête ;
Puis une louve maigre, avec ses blanches dents,
Et ses deux yeux luisant comme charbons ardens,
Fit battre encor plus fort mon coeur dans ma poitrine,
Et je perdis l'espoir de gravir la colline.
Et pareil à celui qui, couvant un trésor,
Pleure, crie et se plaint lorsqu'on lui prend son or
Je pleurais, reculant vers cette forêt sombre
Où me poussait la louve.
Or j'aperçus dans l'ombre
Un homme qui semblait muet depuis long-temps;
Et recueillant alors tous mes esprits flottans :
Qui que tu sois, criai-je, ombre ou vivant, n'importe,
Miserere !... Mais lui me parla de la sorte :
« J'ai quitté les vivans, jadis je fus l'un d'eux,
Et mon père et ma mère étaient Lombards tous deux,
Car Mantoue est le nom dont leur pays se nomme :
Or je naquis sous Jule, et je vécus dans Rome,
Sous l'empereur Auguste, au temps des dieux menteurs,
Et je fus un poète, et je touchai les-coeurs
En chantant ce guerrier qui s'en revint de Troie,
Quand sa pauvre Ilion du feu grec fut la proie.
Mais toi, dont le regard si triste m'apparaît,
Pourquoi retournes-tu vers cette âpre forêt,
Au lieu de t'efforcer de gravir la colline,
Principe de tout bien et de grâce divine?
Et moi, plein de respect, et le front rougissant:
« Es-tu donc ce Virgile et ce fleuve puissant
Qui sur le sol Latin, libre en sa fantaisie,
Épand à larges flots la belle poésie?
Ah! que le grand amour qui m'a fait te chercher,
Et sur ton livre saint si long-temps me pencher,
Me serve auprès de toi; toi, le flambeau fidèle
Des poètes futurs; toi, mon vivant modèle;
Toi, mon auteur, mon prince et mon maître et seigneur,
Dont j'ai pris l'art divin qui m'a fait tant d'honneur!
Vois-tu là cette bête, ô mon illustre sage!
Ah! prends pitié de moi, sauve-moi de sa rage,
Je tremble comme si j'étais près d'expirer! »
Et lui me répondit en me voyant pleurer :
« Si tu veux te sauver de cette triste plage,
Il te faut par ici diriger ton voyage,
Car l'étrange animal vers qui j'étends la main
Ne laisse aucun vivant passer dans son chemin:
Sa nature est cruelle, et cruelle est sa vie,
Et sa voracité n'est jamais assouvie,
Car plus il boit et plus il veut boire de sang;
Il s'accouple à plusieurs qui s'en iront croissant
Jusqu'au moment fatal, où, pour venger la terre,
Le lévrier viendra le prendre à son repaire.
Celui-ci se nourrit de sagesse et d'amour,
Et du pays de Feltre il doit sortir un jour,
Et faire le salut de cette humble Italie
Pour qui sont morts jadis, dans leur sainte folie,
Euryale et Nisus, et le guerrier Turnus,
Et la vierge Camille : alors, les temps venus,
Et par monts et par vaux, il chassera la louve
Jusqu'à ce qu'à la fin sous sa dent il la trouve,
Et la replonge au fond de ce gouffre pervers
Qui la vomit un jour sur ce pauvre univers.
C'est pourquoi, moi qui veux te sauver et t'instruire,
Je te dis de me suivre où je vais te conduire;
Car je te ferai voir, au séjour du remord,
Les damnés appelant une seconde mort;
Et ceux qui sur un mont vont brûlant sans se plaindre,
Parce qu'ils savent bien que ce feu doit s'éteindre;
Puis, si tu veux monter au Paradis, pour toi
Une âme alors viendra, bien plus digne que moi,
Et je te laisserai t'élever sous sa garde.
L'Empereur éternel qui de la-haut regarde,
Et gouverne le monde, hélas! ne permet pas
Qu'en son palais sacré j'accompagne tes pas;
Car je lui fus rebelle! il commande à la terre,
Mais là-haut est son trône en un profond mystère :
Oh ! bienheureux celui qu'il reçoit en ce lieu ! »
Et je repris: « Poète, au nom de ce grand Dieu
Que tu n'as pas connu, je te prie et conjure,
Si tu veux m'épargner une nouvelle injure,
De me conduire aux lieux dont tu viens de parler,
Et par le champ des pleurs de me laisser aller,
Si, que je puisse voir la porte de saint Pierre,
Et ceux qui pour toujours ont fermé leur paupière,
Et qui brûlent là-bas loin des sacrés parvis. »
Or, il marcha devant, et moi je le suivis.
CHANTS 15ème ET 17ème. (PARADIS)
Et je lui dis alors : « O vivante topaze !
Éternelle splendeur, descendue à la base
De cette croix de feu, flambeau du Paradis,
Je t'en prie, apprends-moi ce que tu fus jadis. »
La lueur répondit: «Branche verte et dernière
De l'arbre dont je fus la racine première;
O toi que j'attendais! celui dont tu descends,
Et qui, pour ses péchés, de ses pieds impuissans
Foule depuis cent ans le mont du Purgatoire,
Est mon fils, et tu sais quelle fut son histoire :
Or, quand tu reviendras de notre firmament,
Par tes œuvres tu dois abréger son tourment.
Dans l'enceinte de murs qui toujours l'environne,
Où son horloge encor lui marque tierce et none,
Florence était pudique, en paix, et n'avait pas
Des femmes au soleil étalant leurs appas,
Des joyaux, des colliers où la perle résonne,
Choses à regarder bien plus que la personne ;
Et la fille en naissant n'attristait point encor
Son père, épouvanté de tout ce qu'il faut d'or
Pour marier un jour une fille!... et l'épée
Dans le sang n'avait pas encore été trempée :
L'art de changer de peau ne s'était pas trouvé;
Sardanapale aussi n'était pas arrivé,
Les cheveux peints,le front suant la myrrhe et l'ambre,
Pour montrer ce qu'on peut faire dans une chambre.
» Combien de fois j'ai vu Bellincione Pisan
Aller vêtu de buffle ainsi qu'un paysan,
Et sa femme, ignorant votre moderne usage,
Venir de son miroir sans fard sur le visage ;
Et celles des Nerli, des Vecchi, des Buoso,
Contentes du rouet et du grossier fuseau,
Travailler tout le jour. O femmes fortunées,
Ainsi coulaient en paix vos pudiques années!
Calme, au milieu des siens, en un siècle si beau,
Chacune était du moins sûre de son tombeau,
Et nulle épouse encore, en sa couche glacée,
Pour la France, ô mon fils, n'avait été laissée !
L'une, tout en berçant son fils sur ses genoux,
Parlait pour l'apaiser ce langage si doux
Qui rend du nouveau-né les douleurs moins amères,
Et qui fait le bonheur des pères et des mères;
L'autre, avec sa famille au bord du fleuve allant,
Devisait de Fiesole et de Rome en filant:
Alors on eût tenu pour étrange merveille
Messire Salterelle ou madonna Ciangheille,
Comme dans votre temps, si stérile en vertus,
Vous verriez Cornélie ou bien Cincinnatus.
Au sein de ce repos, de cette douce vie,
Sans trouble ni chagrins également suivie,
Dans cette heureuse ville, en ce simple séjour,
Parmi des citoyens si paisibles, un jour,
Dans les douleurs, la Vierge à grands cris appelée,
Me fit naître : ma mère alors fut consolée ;
Dans votre baptistère un ange me guida,
Et je devins chrétien et fus Cacciaguida. »
Il se tut, et je dis: «Toi! ma tige chérie,
Qui de ce ciel de feu, ta nouvelle patrie,
Sur le point éternel l’œil toujours attaché,
Pénètres l'avenir, en lui-même caché,
Aussi facilement que notre intelligence
Comprend, par le secours de sa faible science,
Qu'un triangle jamais n'a deux angles obtus;
Lorsque je m'en allais, loin des chemins battus,
Marchant avec Virgile au sein des rouges flammes,
Et sur le mont divin où se purgent les âmes,
Des ombres m'ont jeté quelques sinistres mots
Sur l'avenir: tout prêt à supporter mes maux,
Je veux savoir de toi ce sort que nul n'évite,
Car le trait qu'on prévoit n'arrive pas si vite. »
Ainsi je suppliai la vivante splendeur
De contenter enfin ma dévorante ardeur.
Alors, sans se cacher sous ces voiles frivoles
Dont s'entouraient jadis les mystiques paroles,
Avant que cet agneau qui lave les péchés
A l'infernal pouvoir ne nous eût arrachés,
Le bienheureux esprit exauça ma prière;
Il agita trois fois sa tremblante lumière,
Et puis d'une voix douce et parlant en latin,
Me découvrit ainsi quel serait mon destin :
« L'avenir invisible à ta grossière essence
Se réfléchit dans l’œil de la toute-puissance;
Cet avenir pourtant peut ne pas arriver,
De même qu'un vaisseau que l'on voit dériver
Peut bien, faute de vent, s'arrêter dans sa route.
Or, j'entrevois ce sort que pour toi je redoute :
Ainsi l'oreille entend des sons harmonieux
Apportés dans les airs par les échos des cieux.
» Comme autrefois, partant pour des rives lointaines,
Hippolyte sortit de la ville d'Athènes,
Parce que, transformant son amour en courroux,
Phèdre vint l'accuser auprès de son époux,
Il te faudra, mon fils, partir seul de Florence;
C'est ce qu'a résolu, dans une conférence,
Celui qui sans remords sur l'autel a marché,
Et qui vend Jésus-Christ comme dans un marché.
Suivant le monde aveugle et. sa vieille coutume,
Le parti le plus faible, abreuvé d'amertume,
Sera le seul coupable; il le paraît toujours;
Pourtant la main de Dieu, dans ces malheureux jours,
Au torrent débordé posera la barrière,
Et toi tu t'en iras en laissant en arrière
Ceux à côté desquels ta vie aurait coulé :
C'est là le premier coup qui frappe l'exilé.
Tu sentiras, bien loin de Florence et des nôtres,.
Qu'il est dur de monter par l'escalier des autres,
Et combien est amer le pain de l'étranger !
Mais le plus lourd fardeau qui viendra te charger,
C'est ce tas d'hommes vils, race ingrate et sans âme,
Avec qui tu devras passer ce temps infâme.
Les insensés! voilà que sans savoir pourquoi
Des maux qu'ils se sont faits ils n'accusent que toi;
Mais Jésus dans le ciel de leur fureur se joue,
Et je leur vois déjà la honte sur la joue !
CHANT 25ème (PARADIS)
FRAGMENT.
S'il arrive jamais que ce divin poème,
Auquel ont mis la main la terre et le ciel même,
Et qui m'a fait veiller et pâlir si long-temps,
Désarme la rigueur qui dans ces durs instans
Me tient loin de ma crèche et de la bergerie
Où je dormais agneau près des loups en furie,
Avec une autre voix un jour je reviendrai
Dans ma vieille Florence, et je visiterai,
Poète en cheveux blancs, les fonts de mon baptême,
Et je prendrai dessus mon sacré diadème !
FIN
Source livre pdf :
https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k5455841k.pdf
(traduite en vers français par M. Antoni Deschamps...)