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Bernard de Montréal; Carlos Castaneda; Cours en Miracles; Eric Baret, Darpan... Auteurs divers...

De l’autre côté du miroir, Lewis Carroll, 1872, extraits.

Publié le 18 Mai 2019 in Auteurs divers

 

 

I. La Maison du Miroir

 

(p13)

 

« Alice regarda avec beaucoup d'intérêt le Roi tirer de sa poche un énorme carnet sur lequel il commença à écrire. Une idée lui vint brusquement à l'esprit : elle s'empara de l'extrémité du crayon qui dépassait un peu l'épaule du Roi, et elle se mit à écrire à sa place.

 

Le pauvre Roi prit un air intrigué et malheureux, et, pendant quelque temps, il lutta contre son crayon sans mot dire ; mais Alice était trop forte pour qu'il pût lui résister, aussi finit-il par déclarer d'une voix haletante :

 

Ma chère amie ! Il faut absolument que je trouve un crayon plus mince que celui-ci ! Je ne peux pas le diriger : il écrit toutes sortes de choses que je n’ai jamais eu l'intention…

 

Quelles sortes de choses ? demanda la Reine, en regardant le carnet (sur lequel Alice avait écrit : « Le Cavalier Blanc est en train de glisser à cheval sur le tisonnier. Il n'est pas très bien en équilibre. ») Ce n'est certainement pas une note au sujet de ce que vous avez ressenti !

 

Sur la table, tout près d'Alice, il y avait un livre. Tout en observant le Roi Blanc, (car elle était encore un peu inquiète à son sujet, et se tenait prête à lui jeter de l'encre à la figure au cas où il s'évanouirait de nouveau), elle se mit à tourner les pages pour trouver un passage qu'elle pût lire… « car c'est écrit dans une langue que je ne connais pas », se dit-elle.

 

 

Et voici ce qu'elle avait sous les yeux :

 

 

YKCOWREBBAJ

 

Sevot xueutcils sel ; eruehlirg tiatté lI

: tneialbirv te edniolla’l rus tneiaryG

;sevogorob sel tneialla xuetovilf tuot

.tneialfinruob sugruof snohcrev seL

 

 

 

Elle se cassa la tête là-dessus pendant un certain temps, puis, brusquement, une idée lumineuse lui vint à l'esprit : « Mais bien sûr ! c'est un livre du Miroir ! Si je le tiens devant un miroir, les mots seront de nouveau comme ils doivent être. » Et voici le poème qu'elle lut :

 

 

 

JABBERWOCKY

 

Il était grilheure ; les slictueux toves

Gyraient sur l'alloinde et vriblaient :

Tout flivoreux allaient les borogoves ;

Les verchons fourgus bourniflaient.

 

« Prends garde au Jabberwock, mon fils !

À sa gueule qui mord, à ses griffes qui happent !

Gare l'oiseau Jubjube, et laisse

En paix le frumieux Bandersnatch ! »

 

Le jeune homme, ayant pris sa vorpaline épée,

Cherchait longtemps l'ennemi manxiquais…

Puis, arrivé près de l'Arbre Tépé,

Pour réfléchir un instant s'arrêtait.

 

Or, comme il ruminait de suffêches pensées,

Le Jabberwock, l'œil flamboyant,

Ruginiflant par le bois touffeté,

Arrivait en barigoulant !

 

Une, deux ! Une, deux ! D'outre en outre,

Le glaive vorpalin virevolte, flac-vlan !

Il terrasse le monstre, et, brandissant sa tête,

Il s'en retourne galomphant.

 

« Tu as donc tué le Jabberwock !

Dans mes bras, mob fils rayonnois !

O jour frabieux ! Callouh ! Callock ! »

Le vieux glouffait de joie.

 

Il était grilheure : les slictueux toves

Gyraient sur l'alloinde et vriblaient :

Les verchons fourgus bourniflaient.

 

 

(...) »

 

 

 

IV. Bonnet Blanc et Blanc Bonnet

 

(p46)

 

(…)

 

« Elle fut incapable d'ajouter autre chose, car les paroles de la vieille chanson résonnaient dans sa tête sans arrêt, comme le tic-tac d'une horloge, et elle eut beaucoup de peine à s'empêcher de les réciter à haute voix :

 

 

 

Bonnet Blanc dit que Blanc Bonnet

Lui avait brisé sa crécelle ;

Et Bonnet Blanc et Blanc Bonnet Dirent :

« Vidons cette querelle. »

 

Mais un énorme et noir corbeau

Juste à côté d'eux vint s'abattre ;

Il fit si peur aux deux héros

Qu'ils oublièrent de se battre.

 

(…)

 

 

Je sais à quoi tu es en train de penser, dit Bonnet Blanc ; mais ce n'est pas vrai, en aucune façon.

 

Tout au contraire, continua Blanc Bonnet, si c'était vrai, cela ne pourrait pas être faux ; et en admettant que ce fût vrai, cela ne serait pas faux ; mais comme ce n'est pas vrai, c'est faux. Voilà de la bonne logique. »

 

(…)

 

(p55)

 

(…)

 

« Ici, elle s'arrêta brusquement, pleine d'alarme, en entendant un bruit qui ressemblait au halètement d'une grosse locomotive dans le bois, tout près d'eux, et qui, elle le craignit, devait être produit par une bête sauvage.

 

Y a-t-il des lions ou des tigres dans les environs ? demanda-t-elle timidement.

 

C'est tout simplement le Roi Rouge qui ronfle, répondit Blanc Bonnet.

 

Viens le voir ! crièrent les deux frères.

 

Et, prenant Alice chacun par une main, ils la menèrent à l'endroit où le Roi dormait.

 

N'est-il pas adorable ? demanda Bonnet Blanc.

 

Alice ne pouvait vraiment pas dire qu'elle le trouvait adorable. Il avait un grand bonnet de nuit rouge orné d'un gland, et il était tout affalé en une espèce de tas malpropre ronflant tant qu’il pouvait… « si fort qu'on aurait pu croire que sa tête allait éclater ! » comme le déclara Bonnet Blanc.

 

J'ai peur qu'il n'attrape froid à rester couché sur l'herbe humide, dit Alice qui était une petite fille très prévenante.

 

Il est en train de rêver, déclara Blanc Bonnet et de quoi crois-tu qu'il rêve ?

 

Personne ne peut deviner cela, répondit Alice.

 

Mais, voyons, il rêve de toi ! s'exclama Blanc Bonnet, en battant des mains d'un air de triomphe. Et s'il cessait de rêver de toi, où crois-tu que tu serais ?

 

Où je suis à présent, bien sûr, dit Alice.

 

Pas du tout ! répliqua Blanc Bonnet d'un ton méprisant. Tu n'es qu'un des éléments de son rêve !

 

Si ce Roi qu'est là venait à se réveiller, ajouta Bonnet Blanc, tu disparaîtrais – pfutt ! – comme une bougie qui s'éteint !

 

C'est faux ! protesta Alice d'un ton indigné. D'ailleurs, si, moi, je suis un des éléments de son rêve, je voudrais bien savoir ce que vous êtes, vous ?

 

Idem, répondit Bonnet Blanc.

 

Idem, idem ! cria Blanc Bonnet

 

Il cria si fort qu'Alice ne put s'empêcher de dire :

 

Chut ! Vous allez le réveiller si vous faites tant de bruit.

 

Voyons, pourquoi parles-tu de le réveiller, demanda Blanc Bonnet, puisque tu n'es qu'un des éléments de son rêve ? Tu sais très bien que tu n'es pas réelle.

 

Mais si, je suis réelle ! affirma Alice, en se mettant à pleurer.

 

Tu ne te rendras pas plus réelle en pleurant, fit observer Blanc Bonnet. D'ailleurs, il n'y a pas de quoi pleurer.

 

Si je n'étais pas réelle, dit Alice (en riant à travers ses larmes, tellement tout cela lui semblait ridicule), je serais incapable de pleurer.

 

J'espère que tu ne crois pas que ce sont de vraies larmes ? demanda Blanc Bonnet avec le plus grand mépris.

 

« Je sais qu'ils disent des bêtises, pensa Alice, et je suis stupide de pleurer. »

 

Là-dessus, elle essuya ses larmes, et continua aussi gaiement que possible. (...) »

 

 

 

VI. Le Gros Coco

 

(p87)

 

« Le Gros Coco sourit d'un air méprisant :

 

Naturellement. Tu ne le sauras que lorsque je te l'aurais expliqué. Je voulais dire : « Voilà un bel argument sans réplique ! »

 

– Mais : « gloire », ne signifie pas : « un bel argument sans réplique ! »

 

– Quand, moi, j'emploie un mot, déclara le Gros Coco d'un ton assez dédaigneux, il veut dire exactement ce qu'il me plaît qu'il veuille dire… ni plus ni moins.

 

La question est de savoir si vous pouvez obliger les mots à vouloir dire des choses différentes.

 

La question est de savoir qui sera le maître, un point c'est tout.

 

Alice fut beaucoup trop déconcertée pour ajouter quoi que ce fût. Aussi, au bout d'un moment, le Gros Coco reprit :

 

Il y en a certains qui ont un caractère impossible… surtout les verbes, ce sont les plus orgueilleux… Les adjectifs, on en fait tout ce qu'on veut, mais pas les verbes… Néanmoins je m'arrange pour les dresser tous tant qu'ils sont, moi ! Impénétrabilité ! Voilà ce que je dis, moi !

 

Voudriez-vous m'apprendre, je vous prie, ce que cela signifie ? demanda Alice.

 

Voilà qui est parler en enfant raisonnable, dit le Gros Coco d'un air très satisfait. Par « impénétrabilité », je veux dire que nous avons assez parlé sur ce sujet, et qu'il vaudrait mieux que tu m'apprennes ce que tu as l'intention de faire maintenant, car je suppose que tu ne tiens pas à rester ici jusqu'à la fin de tes jours.

 

C'est vraiment beaucoup de choses que vous faites dire à un seul mot, fit observer Alice d'un ton pensif.

 

Quand je fais beaucoup travailler un mot, comme cette fois-ci, déclara le Gros Coco, je le paie toujours beaucoup plus.

 

Oh ! s'exclama Alice, qui était beaucoup trop stupéfaite pour ajouter autre chose. » (…)

 

(…)

 

 

« Il était grilheure ; les slictueux toves

Gyraient sur l'alloinde et vriblaient ;

Tout flivoreux allaient les borogoves ;

Les verchons fourgus bourniflaient.

 

 

Ça suffit pour commencer, déclara le Gros Coco. Il y a tout plein de mots difficiles là-dedans. « Grilheure », c'est quatre heures de l’après-midi, l'heure où on commence à faire griller de la viande pour le dîner.

 

Ça me semble parfait. Et « slictueux ? »

 

Eh bien, « slictueux » signifie : « souple, actif, onctueux. » Vois-tu, c'est comme une valise : il y a trois sens empaquetés en un seul mot.

 

Je comprends très bien maintenant, répondit Alice d'un ton pensif. Et qu'est-ce que les « toves » ?

 

Eh bien, les « toves » ressemblent en partie à des blaireaux, en partie à des lézards et en partie à des tire-bouchons.

 

Ce doit être des créatures bien bizarres !

 

Pour ça, oui ! Je dois ajouter qu'ils font leur nid sous les cadrans solaires, et qu'ils se nourrissent de fromage.

 

Et que signifient « gyrer » et « vribler » ?

 

« Gyrer », c'est tourner en rond comme un gyroscope. « Vribler », c'est faire des trous comme une vrille ».

 

Et « l'alloinde, » je suppose que c'est l'allée qui part du cadran solaire ? dit Alice, toute surprise de sa propre ingéniosité.

 

Naturellement. Vois-tu, on l'appelle « l'alloinde », parce que c'est une allée qui s'étend loin devant et loin derrière le cadran solaire… Quant à « flivoreux », cela signifie : « frivole et malheureux » (encore une valise). Le « borogove » est un oiseau tout maigre, d'aspect minable, avec des plumes hérissées dans tous les sens : quelque chose comme un balai en tresses de coton qui serait vivant.

 

Et les « verchons fourgus ? » Pourriez-vous m'expliquer cela ? du moins, si ce n'est pas trop demander…

 

Ma foi, un « verchon » est une espèce de cochon vert ; mais, pour ce qui est de « fourgus », je ne suis pas très sûr. Je crois que ça doit vouloir dire : « fourvoyés, égarés, perdus ».

 

Et que signifie « bournifler » ?

 

– Eh bien, « bournifler », c'est quelque chose entre « beugler » et « siffler », avec, au milieu, une espèce d'éternuement. Mais tu entendras peut-être bournifler, là-bas, dans le bois ; et quand tu auras entendu un seul bourniflement, je crois que tu seras très satisfaite. » (…)

 

(p91)

 

Alice garda le silence.

 

 

 

« Au printemps, quand les bois s'animent,

Je te dirai à quoi il rime. »

 

 

Je vous remercie beaucoup de votre amabilité, déclara Alice.

 

« En été, quand les jours sont longs,

Tu comprends bien ma chanson.

 

En automne, où souffle le vent,

Tu la copieras noir sur blanc. »

 

 

Je n'y manquerai pas, si je peux m'en souvenir jusque-là, dit Alice.

 

Inutile de continuer à faire des remarques de ce genre, fit observer le Gros Coco ; elles n'ont aucun sens, et elles me dérangent.

 

Puis, il poursuivit :

 

 

« J'ai envoyé un message aux poissons,

En leur disant d'obéir sans façons.

 

Les petits poissons du grand océan,

Ils m'ont répondu d'un ton insolent.

 

Voici ce qu'ils m'ont dit d'un ton très sec :

« Non, monsieur ; et si nous refusons, c'est que… »

 

Je crains de ne pas très bien comprendre, dit Alice.

 

La suite est beaucoup plus facile, affirma le Gros Coco :

 

 

J'ai dit : « Prenez le temps de réfléchir ;

Vous feriez beaucoup mieux de m'obéir. »

 

Mais ils m'ont répondu d'un air moqueur :

« Monsieur, ne vous mettez pas en fureur ! »

 

Deux fois je les ai fait admonester,

Mais ils ont refusé de m'écouter…

 

J'ai pris une bouilloire de fer-blanc

Qui me semblait convenir à mon plan.

 

Le cœur battant à coups désordonnés,

J'ai rempli la bouilloire au robinet.

 

Alors quelqu'un est venu et m'a dit :

« Tous les petits poissons sont dans leur lit. »

 

Je lui ai répondu très nettement :

« Il faut les réveiller, et prestement. »

 

Cela, bien fort je le lui ai crié ;

À son oreille je l'ai claironné.

 

La voix du Gros Coco monta jusqu'à devenir un cri aigu pendant qu'il récitait ces deux vers, et Alice pensa en frissonnant : « Je n'aurais pas voulu être le messager pour rien au monde ! »

 

 

Il prit un air saisi et mécontent,

Et dit : « Ne hurlez pas, je vous entends ! »

 

Il prit un air mécontent et saisi

Et dit : « J'irais bien les réveiller si... »

 

Alors j'ai pris un grand tire-bouchon,

Pour m'en aller réveiller les poissons.

 

Hélas ! la porte était fermée à clé ;

J'eus beau cogner, je ne pus m'en aller.

 

Comment pouvais-je sortir désormais ?

J'essayai de tourner la poignée, mais… »

 

(...)

 

 

 

VIII. « C’est de mon Invention »

 

(p123)

 

(…)

 

« – Tu es bien triste, dit le Cavalier d'une voix anxieuse ; laisse-moi te chanter une chanson pour te réconforter.

 

Est-elle très longue ? demanda Alice, car elle avait entendu pas mal de poésies ce jour-là.

 

Elle est longue, dit le Cavalier, mais elle est très, très belle. Tous ceux qui me l'entendent chanter…. ou bien les larmes leur montent aux yeux, ou bien…

 

Ou bien quoi ? Dit Alice.

 

Pas du tout, tu ne comprends pas, répliqua le Cavalier, un peu vexé. C'est ainsi qu'on appelle le nom. Le nom, c'est : « Le Vieillard chargé d'Ans ».

 

En ce cas j'aurais dû dire : « C'est ainsi que s'appelle la chanson ? » demanda Alice pour se corriger.

 

Pas du tout, c'est encore autre chose. La chanson s'appelle : « Comment s’y prendre ». C'est ainsi qu'on appelle la chanson ; mais, vois-tu, ce n'est pas la chanson elle-même.

 

Mais qu'est-ce donc que la chanson elle-même ? demanda Alice, complètement éberluée.

 

J'y arrivais, dit le Cavalier. La chanson elle-même, c'est : « Assis sur la Barrière » ; et l'air est de mon invention. Sur ces mots, il arrêta son cheval et laissa retomber la bride sur son cou ; puis, battant lentement la mesure d'une main, son visage doux et stupide éclairé par un léger sourire, il commença. De tous les spectacles étranges qu'elle vit pendant son voyage à travers le Pays du Miroir, ce fut celui-là qu'Alice se rappela toujours le plus nettement. Plusieurs années plus tard, elle pouvait évoquer toute la scène comme si elle s'était passée la veille : les doux yeux bleus et le bon sourire du Cavalier… le soleil couchant qui donnait sur ses cheveux et brillait sur son armure dans un flamboiement de lumière éblouissante… le cheval qui avançait paisiblement, les rênes flottant sur son cou, en broutant l'herbe à ses pieds… les ombres profondes de la forêt à l'arrière-plan : tout cela se grava dans sa mémoire comme si c'eût été un tableau, tandis que, une main en abat-jour au-dessus de ses yeux, appuyée contre un arbre, elle regardait l'étrange couple formé par l'homme et la bête, en écoutant, comme en rêve, la musique mélancolique de la chanson.

 

« Mais l'air n'est pas de son invention » se dit-elle ; « c'est l'air de : « Je te donne tout, je ne puis faire plus ».

 

Elle écouta très attentivement, mais les larmes ne lui montèrent pas aux yeux.

 

 

Je vais te conter maintenant

L'histoire singulière

De ce bon vieillard chargé d'ans.

Assis sur la barrière.

 

« Qui es-tu ? Quel est ton gagne-pain ? »

Dis-je à cette relique.

Comme un tamis retient du vin,

Je retins sa réplique.

 

« Je pourchasse les papillons

Qui volent dans les nues ;

J’en fais des pâtés de mouton,

Que je vends dans les rues.

 

Je les vends à de fiers marins

Qui aux flots s'abandonnent ;

Et c'est là mon seul gagne-pain…

Faites-moi donc l'aumône. »

 

Mais, moi, qui concevais ce plan :

Teindre en vert mes moustaches

Et me servir d'un grand écran

Pour que nul ne le sache,

 

Je dis (n'ayant rien entendu),

À cette vieille bête :

« Allons, voyons ! Comment vis-tu ? »

Et lui cognai la tête.

 

Il me répondit aussitôt :

« Je cours à rendre l'âme,

Et lorsque je trouve un ruisseau

Vivement, je l'enflamme ;

 

On fait de l'huile pour cheveux

De cette eau souveraine ;

Moi, je reçois un sou ou deux ;

C'est bien peu pour ma peine. »

 

Mais je pensais à un moyen

De me nourrir de beurre,

Et ne manger rien d'autre, afin

D'engraisser d'heure en heure.

 

Je le secouai sans façon,

Et dis, plein d'impatience :

« Allons, comment vis-tu ? quels sont

Tes moyens d'existence ? »

 

« Je cherche des yeux de brochets

Sur l'herbe radieuse,

J’en fais des boutons de gilets

Dans la nuit silencieuse.

 

Je ne demande ni diamants

Ni une bourse pleine ;

Mais, pour un sou, à tout venant,

J'en donne une douzaine.

 

Aux crabes, je tends des gluaux,

J’en fais un grand massacre ;

Où je vais par monts et par vaux.

Chercher des roues de fiacre.

 

Voilà comment, en vérité,

J'amasse des richesses…

Je boirais bien à la santé

De Votre Noble Altesse. »

 

Je l'entendis, ayant trouvé

Un moyen très facile

D'empêcher les ponts de rouiller

En les plongeant dans l'huile.

 

Je le félicitai d'avoir

Amassé des richesses

Et, plus encore, de vouloir

Boire à Ma Noble Altesse.

 

Et maintenant, lorsque, parfois,

Je déchire mes poches,

Ou quand j'insère mon pied droit

Dans ma chaussure gauche,

 

Ou quand j'écrase un de mes doigts

Sous une lourde roche,

Je sanglote, en me rappelant

Ce vieillard au verbe si lent,

 

Aux cheveux si longs et si blancs,

Au visage sombre et troublant,

Aux yeux remplis d'un feu ardent,

Que déchiraient tant de tourments,

 

Qui se balançait doucement,

En marmottant et marmonnant

Comme s'il eût mâché des glands,

Et renâclait comme un élan… …

Ce soir d'été, il y a longtemps,

Assis sur la barrière

 

 

 

Tout en chantant les dernières paroles de la ballade, le Cavalier reprit les rênes en main et tourna la tête de son cheval dans la direction d'où ils étaient venus. (...) »

 

 

 

IX. Reine Alice

 

(…)

 

(p132)

 

« La Reine Rouge le rompit en disant à la Reine Blanche :

 

Je vous invite au dîner que donne Alice ce soir.

 

La Reine Blanche eut un pâle sourire, et répondit :

 

Et moi, je vous invite à mon tour.

 

Je ne savais pas que je devais donner un dîner, déclara Alice ; mais, s'il en est ainsi, il me semble que c'est moi qui dois faire les invitations.

 

Nous t'en avons donné l'occasion, déclara la Reine Rouge, mais sans doute n'as-tu pas pris beaucoup de leçons de politesse ?

 

Ce n'est pas avec des leçons qu'on apprend la politesse, dit Alice. Les leçons, c'est pour apprendre à faire des opérations, et des choses de ce genre.

 

Sais-tu faire une Addition ? demanda la Reine Blanche. Combien font un plus un plus un plus un plus un plus un plus un plus un plus un plus un ?

 

Je ne sais pas, j'ai perdu le compte.

 

Elle ne sait pas faire une Addition, dit la Reine Rouge. Sais-tu faire une Soustraction ? Ôte neuf de huit.

 

Je ne peux pas ôter neuf de huit, répondit vivement Alice ; mais…

 

Elle ne sais pas faire une Soustraction, déclara la Reine Blanche. Sais-tu faire une Division ? Divise un pain par un couteau… qu'est-ce que tu obtiens ?

 

Je suppose…. commença Alice. Mais la Reine répondit pour elle :

 

Des tartines beurrées, naturellement. Essaie une autre Soustraction. Ôte un os d'un chien : que reste-t-il ? Alice réfléchit :

 

L'os ne resterait pas, bien sûr, si je le prenais… et le chien ne resterait pas, il viendrait me mordre… et je suis sûre que, moi, je ne resterais pas !

 

Donc, tu penses qu'il ne resterait rien ? demanda la Reine Rouge.

 

Oui, je crois que c'est la Réponse.

 

Tu te trompes, comme d'habitude ; il resterait la patience du chien.

 

Mais je ne vois pas comment…

 

Voyons, écoute-moi ! s'écria la Reine Rouge. Le chien perdrait patience, n'est-ce pas ?

 

Oui, peut-être, dit Alice prudemment.

 

Eh bien, si le chien s'en allait, sa patience resterait ! s'exclama la Reine. (...) »

 

(...) 

 

 

 

XII. Qui a rêvé ?

 

 

(p153)

 

« Votre Majesté Rouge ne devrait pas ronronner si fort », dit Alice, en se frottant les yeux et en s'adressant à la chatte d'une voix respectueuse mais empreinte d'une certaine sévérité. « Tu viens de me réveiller de… oh ! d'un si joli rêve ! Et tu es restée avec moi tout le temps, Kitty… d'un bout à l'autre du Pays du Miroir. Le savais-tu, ma chérie ? » Les chattes (Alice en avait déjà fait la remarque) ont une très mauvaise habitude : quoi qu'on leur dise, elles ronronnent toujours pour vous répondre. « Si seulement elles ronronnaient pour dire « oui » et miaulaient pour dire « non », ou si elles suivaient une règle de ce genre, de façon qu'on puisse faire la conversation avec elles ! » avait-elle dit. « Mais comment peut-on parler avec quelqu'un qui répond toujours pareil ? » En cette circonstance, la chatte noire se contenta de ronronner ; et il fut impossible de deviner si elle voulait dire « oui » ou « non ».

 

Aussi Alice se mit-elle à chercher parmi les pièces d'échecs sur la table jusqu'à ce qu'elle eût retrouvé la Reine Rouge ; alors, elle s'agenouilla sur la carpette, devant le feu, et plaça la chatte noire et la Reine face à face. « Allons, Kitty ! s'écria-t-elle, en tapant des mains d'un air triomphant, tu es bien obligée d'avouer que tu t'es changée en Reine ! » (« Mais elle a refusé de regarder la Reine, expliqua-t-elle plus tard à sa sœur ; elle a détourné la tête en faisant semblant de ne pas la voir. Pourtant, elle a eu l'air un peu honteuse, de sorte que je crois que c'est bien Kitty qui était la Reine Rouge. ») « Tiens-toi un peu plus droite, ma chérie ! s'écria Alice en riant gaiement. Et fais la révérence pendant que tu réfléchis à ce que tu vas… à ce que tu vas ronronner. Rappelle-toi que ça fait gagner du temps ! »

 

Là-dessus, elle prit Kitty dans ses bras et lui donna un petit baiser, « pour te féliciter d'avoir été une Reine Rouge, vois-tu ! » « Perce-Neige, ma chérie, continua-t-elle, en regardant par-dessus son épaule la Reine Blanche qui subissait toujours aussi patiemment la toilette que lui faisait la vieille chatte, je me demande quand est-ce que Dinah en aura fini avec Votre Majesté Blanche ? C'est sans doute pour ça que tu étais si sale dans mon rêve… Dinah ! sais-tu que tu débarbouilles une Reine Blanche ? Vraiment, tu fais preuve d'un grand manque de respect, et ça me surprend de ta part !

 

« Et en quoi Dinah a-t-elle bien pu se changer ? continua-telle, en s'étendant confortablement, appuyée sur un coude, pour mieux regarder les chattes. Dis-moi, Dinah, est-ce que tu es devenue le Gros Coco ? Ma foi, je le crois ; mais tu feras bien de ne pas en parler à tes amis, car je n'en suis pas très sûre.

 

« À propos, Kitty, si tu avais été vraiment avec moi dans mon rêve, il y a une chose qui t'aurait plu énormément : on m'a récité des tas de poésies, et toutes parlaient de poisson ! Demain, ce sera une vraie fête pour toi : pendant que tu prendras ton petit déjeuner, je te réciterai : "Le Morse et le Charpentier", et tu pourras faire semblant que tu manges des huîtres !

 

« Voyons, Kitty, réfléchissons un peu à une chose : qui a rêvé tout cela ? C'est une question très importante, ma chérie ; et tu ne devrais pas continuer à te lécher la patte comme tu le fais… comme si Dinah ne t'avait pas lavée ce matin ! Vois-tu, Kitty, il faut que ce soit moi ou le Roi Rouge. Bien sûr, il faisait partie de mon rêve… mais, d'un autre côté, moi, je faisais partie de son rêve à lui ! Est-ce le Roi Rouge qui a rêvé, Kitty ? Tu dois le savoir, puisque tu étais sa femme… Oh, Kitty, je t'en prie, aide-moi à régler cette question ! Je suis sûre que ta patte peut attendre ! » Mais l'exaspérante petite chatte se contenta de se mettre à lécher son autre patte, et fit semblant de ne pas avoir entendu la question.

 

 

Et vous, mes enfants, qui croyez-vous que c'était ?

 

 

Un bateau, sous un ciel d'été,

Sur l'eau calme s'est attardé,

Par un après-midi doré…

 

Trois enfants, près de moi blottis,

Les yeux brillants, le cœur ravi,

Écoutent un simple récit…

 

Ce jour a fui depuis longtemps.

Morts sont les souvenirs d'antan.

Dispersés au souffle du vent,

 

Sauf le fantôme radieux

D'Alice, qui va sous les cieux

Que le rêve ouvrit à ses yeux.

 

Je vois d'autres enfants blottis,

Les yeux brillants, le cœur ravi,

Prêter l'oreille à ce récit.

 

Ils sont au Pays Enchanté,

De rêves leurs jours sont peuplés,

 

Tandis que meurent les étés.

 

Sur l'eau calme voguant sans trêve…

Dans l'éclat du jour qui s'achève…

Qu'est notre vie, sinon un rêve ? »

 

 

 

 

Source pdf:  https://www.argotheme.com/carroll_de_autre_cote_miroir.pdf

 

 

 

 

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